Le Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves) a été lancé officiellement en février 2010 pour fédérer et représenter les entrepreneurs sociaux. Pouvez-vous présenter ce mouvement et ses adhérents ?
Le Mouves est d'abord un mouvement de personnes, né de la volonté d'une centaine de dirigeantes et dirigeants d'entreprises sociales, qui ont souhaité se retrouver et échanger sur leurs pratiques qui sont celles de l'entrepreneuriat social : placer au cœur de l'activité de son entreprise l'intérêt général, bâtir un modèle économique efficace et viable, limiter sa lucrativité au profit du projet social et/ou environnemental de l'entreprise, faire vivre une gouvernance démocratique et faire la preuve de son impact. Nos adhérents ont en commun de considérer qu'il ne peut y avoir de projet social fort sans projet économique solide et cherchent à partager les richesses qu'ils créent. Aujourd'hui, le Mouves compte 350 adhérents et reste fidèle aux 3 missions que ces derniers lui ont fixées : animer et faire grandir une large communauté d'entrepreneurs sociaux, sources d'échanges et de propositions ; faire connaître largement leurs secteurs d'intervention, leurs métiers et leurs solutions et, enfin, contribuer à la création d'un environnement politique favorable à leur essor, partout en France comme en Europe.
Comment se positionne le Mouves dans le paysage de l'économie sociale et solidaire (ESS) ?
Le Mouves se positionne au cur de l'économie sociale et solidaire : la majorité de nos entrepreneurs adhérents dirigent des associations, des coopératives, des Scop, des formes d'organisation historiquement ancrées dans l'ESS. Mais le Mouves porte une vision de l'économie sociale et solidaire ouverte et décomplexée. Nous pensons que l'ESS a vocation à diffuser ses pratiques et ses valeurs bien au-delà de ses frontières, par ailleurs de plus en plus poreuses, et il est nécessaire de considérer que l'on peut "faire partie de la famille" également sous statut commercial classique type SA, SAS... A l'heure où nous traversons une crise économique et sociale sans précédent, l'ESS doit considérer comme ses enfants toutes les femmes et les hommes qui souhaitent se lancer dans une aventure entrepreneuriale en plaçant la recherche du bien commun au centre de leur activité et font du profit un moyen, et non une fin.
Les statuts dits de l'économie classique (SA, SARL, etc.) présentent-ils un avantage par rapport aux statuts de l'ESS pour un entreprise sociale ?
Je pense que la question ne se pose de cette manière. Chaque projet de création d'entreprise est unique. En France, la chance de l'entrepreneur, c'est de pouvoir disposer d'une multitude de statuts possibles pour son entreprise et de pouvoir choisir celui qui correspond le mieux à la vision de son entreprise et son activité future. C'est l'une des raisons pour lesquelles le Mouves n'a jamais souhaité la création d'un énième statut qui serait spécifiquement dédié aux "entreprises sociales". Cela n'aurait pas de sens car les pratiques de l'entrepreneuriat social peuvent vivre quel que soit le statut juridique adopté. Ce qui est vrai, c'est qu'aujourd'hui de nombreux jeunes créateurs d'entreprises sociales ont choisi de lancer leur activité sous la forme de SAS par exemple, parce qu'elle permet de lever des fonds plus facilement que sous statut associatif et que, au contraire du statut coopératif, on peut le faire seul. Mais nombreux sont ceux qui me disent songer à faire évoluer leur entreprise vers un statut ESS "classique", une fois leur entreprise stabilisée et viable, preuve que les statuts historiques de l'ESS gardent plus que jamais toute leur attractivité !
Existe-t-il des organisations comparables au Mouves dans d'autres pays ?
Oui. L'entrepreneuriat social est un mouvement de fond international et partout en Europe des milliers d'entreprises sociales interviennent dans des domaines comme la petite enfance, la dépendance, la santé, la réinsertion de personnes éloignées du monde du travail, le logement, l'environnement ou encore le commerce équitable. Dans tous les pays européens des organisations ont émergé pour représenter les entreprises sociales de leur pays. Au Royaume-Uni par exemple existe Social Enterprise UK qui depuis 15 ans promeut l'entrepreneuriat social dans son pays. C'est une organisation extrêmement dynamique, que nous avons rencontrée en novembre dernier et avec qui nous allons travailler dans le futur.
Dans la définition que vous partagez avec celle de l'Avise, une entreprise sociale doit en premier lieu être créée pour résoudre une problématique sociale, sociétale ou environnementale. Pouvez-vous donner des exemples ?
Plein d'exemples ! Xavier Corval a fondé l'entreprise sociale Eqosphère, pour lutter efficacement contre le gâchis alimentaire. Il a développé une plateforme web qui met en relation "en temps réel" grands distributeurs et associations. Le but ? Maximiser l'utilisation des stocks d'invendus des supermarchés - parfaitement consommables mais voués à la poubelle - par des associations qui les mettent à portée de familles dans le besoin. André Dupon, Président du groupe Vitamine T, a souhaité concilier innovation sociale et innovation technologique. L'entreprise emploie près de 3000 salariés en insertion et a déposé de nombreux brevets pour des technologies permettant de revaloriser des produits jusqu'ici non recyclables : écrans plats, matelas, etc. Quant à Florence Gilbert, elle dirige Voiture & Co, dont l'activité principale consiste à accompagner les publics les plus fragiles vers une mobilité durable et solidaire. La mobilité étant un facteur majeur d'insertion sur le marché du travail, Voiture&Co a permis en 2012 à plus de 4000 chômeurs de retrouver un emploi en leur donnant les moyens d'une mobilité adaptée à leurs besoins. Cette entreprise sociale emploie aujourd'hui plus de 70 salariés.
Parmi les principales motivations citées par les créateurs d'entreprise en général, on retrouve notamment un désir d'indépendance et la recherche de meilleurs revenus. Ces motivations peuvent-elles figurer parmi les raisons qui poussent les entrepreneurs sociaux à lancer leur projet ?
Je pense que ce qui anime les entrepreneurs sociaux est bien résumé dans le terme lui-même. Si dans l'expression "entrepreneur social", il y a d'abord le mot "social", c'est à dire le fait de prendre en compte son environnement, d'être à la recherche de solidarité et soucieux du bien public, il y a ensuite le mot "entrepreneur". C'est-à-dire un rêve, une volonté farouche de faire aboutir une initiative et de se donner les moyens de la rendre pérenne. Pour aller plus loin, il me semble que l'on ne devient pas entrepreneur social par hasard. C'est un cheminement, plus ou moins évident, plus ou moins tortueux, mais dont le moteur est toujours un caractère, animé d'une volonté profonde de relever un défi, concrétiser un projet, en prenant les risques qui s'imposent. Les dirigeants d'entreprises sociales sont ainsi issus de parcours très différents : certains, venant du "terrain", ont souhaité s'émanciper en créant leur propre entreprise. Notre président, Jean-Marc Borello a débuté comme éducateur social avant de bâtir le Groupe SOS, devenu depuis l'une des success stories de l'entrepreneuriat social français. D'autres ont eu, dès le départ, une réelle volonté de créer leur entreprise tout en étant tournés vers l'intérêt général. C'est le cas de jeunes diplômés pour qui la quête du profit ne fait pas tout et qui ont souhaité entreprendre différemment. Enfin, certains cadres confirmés ont souhaité, à un moment de leur vie professionnelle, donner plus de sens à leur activité et mettre leur expérience, leurs compétences au service d'un projet tourné vers les autres. C'est le choix de François Goudenove, ancien ingénieur chez Airbus et depuis 2003 patron de Websourd, entreprise sociale dont le but est de faciliter la vie quotidienne des sourds en généralisant l'usage de la langue des signes dans les lieux et services publics. Chaque parcours est unique, mais toutes et tous avaient en commun l'envie de concrétiser une idée, de s'engager dans une aventure consistant à placer l'efficacité économique au service de l'intérêt général.
Les entreprises sociales doivent-elles faire face à des besoins spécifiques de financement au moment de leur création et lors de leur développement ? Ont-elles des difficultés qui leur sont propres ?
A l'instar des TPE et PME "classiques", la crise économique et financière actuelle a augmenté les besoins de financement des entreprises sociales et ces besoins restent mal satisfaits. Ceci est vrai pour le financement des entreprises sociales en phase de création et d'amorçage : la taille des projets, la situation économique des porteurs, la faible capacité d'apport, l'insuffisance de garanties, le manque de visibilité et parfois le manque de rentabilité attendue les excluent des grilles ou critères de sélection des financeurs "classiques". Ceci est vrai également pour les entreprises de taille moyenne : beaucoup ont le potentiel pour assurer pleinement leur pérennité, se développer géographiquement et augmenter considérablement leur impact social, mais peinent à obtenir la confiance des banques classiques pour les accompagner. Pour ces entreprises qui comptent entre 10 et 100 salariés, France Active a évalué à 43 M€ par an leurs besoins en investissement en fonds propres pour les 5 ans à venir..Enfin, pour les grandes entreprises sociales qui évoluent dans des secteurs à forte intensité capitalistique, comme le secteur sanitaire et social, l'industrie, l'immobilier associatif, la croissance verte etc., et comptent pour certaines d'entre elles plusieurs milliers de salariés, le problème n'est pas de chercher des acteurs acceptant de les financer, mais plutôt de décrocher les montants nécessaires à leur changement d'échelle. Car leurs besoins de développement peuvent parfois dépasser le million d'euros, et rares sont les structures qui acceptent de financer des entreprises du secteur de l'entrepreneuriat social pour un tel montant.Selon une enquête menée en mars 2012 auprès d'un échantillon de 35 entreprises sociales et 27 investisseurs solidaires , les grandes entreprises sociales ont d'importants besoins de financement. Ces dernières chiffrent à plus de 2,5 millions d'euros en moyenne leurs besoins de financement d'ici 3 à 5 ans. Les principales raisons évoquées par les entrepreneurs sont le développement de produits et services et le changement d'échelle.
Dans la stratégie de la Banque publique d'investissement, 500 millions d'euros de crédits sont destinés à la création et au développement des structures de l'ESS. Comment cela va-t-il se traduire concrètement pour les entreprises sociales ?
Pour l'instant, les choses ne sont pas encore complètement arrêtées. Ce qui est certain, c'est que la BPI est clairement mentionnée dans l'actuel projet de loi ESS comme un outil central de financement des entreprises sociales, au même titre que celui des TPE et PME, ce qui a tout son sens pour une Banque chargée de préparer l'avenir de la France en encourageant ses entreprises les plus innovantes.
Le Mouves vient de terminer un tour des régions de l'entrepreneuriat social. Quel bilan pouvez-vous faire ?
Nous avons lancé ce tour des régions de l'entrepreneuriat social en septembre 2012 avant tout pour montrer que les entreprises sociales ne sont pas une utopie mais existent partout autour de nous, personnifiant un entrepreneuriat des territoires, au plus près de celles et ceux qui y vivent. Notre objectif était également de permettre d'initier de nouvelles alliances avec toutes les forces vives d'un même territoire et répondre aux enjeux économiques, sociaux et environnementaux auxquels il est confronté. Enfin, nous nous sommes efforcés de donner envie d'entreprendre, susciter des vocations auprès des nouvelles générations et prouver qu'il est possible aujourd'hui de réussir sa vie professionnelle tout en œuvrant pour le bien commun. Les résultats de cette initiative sont très encourageants : nous avons trouvé à chacune des 6 étapes des entrepreneurs sociaux innovants, des collectivités extrêmement engagées et déterminées à favoriser l'essor des entreprises sociales sur leurs territoires, des entreprises classiques désireuses de nouer des partenariats concrets et utiles pour renforcer positivement l'impact social et environnemental de leur activité, et bien sûr des citoyens, notamment les plus jeunes, désireux de consommer différemment, attentifs à ce que l'environnement soit préservé et à ce que les plus fragiles accèdent à des services fondamentaux de qualité
Avez-vous pu constater un intérêt des jeunes pour l'entrepreneuriat social ?
Nous le constatons tous les jours : les entreprises sociales rencontrent les aspirations d'une nouvelle génération profondément marquée par les excès du capitalisme financier et qui souhaite remettre l'humain au cœur de l'économie, concilier réussite individuelle et intérêt collectif. Dans cette perspective, elles séduisent les jeunes et possèdent une grande capacité à les attirer à elles, y compris les talents de demain qui sortent des plus prestigieuses écoles de commerce ou d'ingénieurs et cela au nez et à la barbe des grands du CAC 40 !Pour illustrer cette tendance, un sondage CSA/Avise montrait en 2010 que les entreprises sociales suscitent un engouement important auprès des jeunes puisque 75% d'entre eux choisiraient prioritairement de postuler dans une entreprise sociale. Ceci se vérifie à travers les événements que nous organisons dans les écoles ou ailleurs : notre secteur attire les nouvelles générations. Un enseignant de l'ESC Dijon me disait qu'il y a 5 ans le sujet intéressait une dizaine d'étudiants, tout au plus. Lorsque nous y avons organisé une étape des régions en janvier, près de 300 étudiants étaient présents.
Comment avoir des idées de créations d'entreprises sociales ? Peut-on parler de secteurs "porteurs" pour l'entrepreneuriat social ?
Dans un contexte socio-économique extrêmement tendu, où 17,6% des français estiment leurs besoins sociaux non satisfait , le terreau est favorable à l'émergence de nouvelles solutions. Les entreprises sociales sont par définition positionnées sur des secteurs d'intérêt général, qui répondent à des besoins intangibles et durables des populations, accentués par la crise que nous traversons, comme la santé, la lutte contre l'exclusion, l'éducation, la préservation de l'environnement. Dans ces domaines, la possibilité de réunir les deux piliers de l'entrepreneuriat social que sont la recherche de l'impact social et/ou environnemental maximal et la construction d'un modèle économique viable rend la création d'une entreprise sociale pertinente et possible. Ceci d'autant plus qu'il est possible de bénéficier d'expériences existantes, en France comme à l'étranger.Concernant les secteurs porteurs, ce sont tous ceux tirés par l'envie croissante de mieux consommer et de mieux prendre en charge celles et ceux qui en ont besoin : le bio, les circuits courts et le commerce équitable nord-nord, les crèches associatives, les maisons de retraite, l'aide à domicile, le recyclage, l'éco-construction, l'auto-partage... Sur ces filières, leurs potentiels de développement et d'emplois durables sont importants.
Quelles sont les conditions nécessaires au développement de l'entrepreneuriat social ?
Elles sont multiples. Globalement, pour se développer à grande échelle, l'entrepreneuriat social a besoin de démultiplier trois ressources essentielles : davantage d'hommes et de femmes compétentes, davantage de marchés et davantage de capitaux. Les politiques publiques locales, nationales et européennes en faveur des entreprises sociales doivent se concentrer sur ces trois défis.D'abord plus d'hommes et de femmes compétents et entreprenants. Les jeunes diplômés des grandes écoles et des universités sont souvent formatés dans une vision restrictive de l'économie, de l'entreprise, une vision d'avant-crise. La sensibilisation et la formation à l'Economie Sociale et Solidaire et à l'entrepreneuriat social reste une exception. Elle doit devenir la norme pour que chaque jeune puisse choisir d'entreprendre comme il le souhaite. Ensuite, il est nécessaire pour les entreprises sociales d'avoir davantage accès aux marchés publics, privés et citoyens car il n'y aura pas d'entreprises sociales durablement innovantes sans débouchés commerciaux, sans marchés assurant une viabilité économique. Dans cette perspective, il est nécessaire de systématiser l'usage des clauses sociales et environnementales dans la commande publique locale. Face aux urgences sociales, économiques et écologiques, l'impact social et environnemental doit être considéré comme un critère d'attribution du marché au moins aussi important que le prix. Cette démarche ne vise pas à fausser la concurrence au profit des entreprises sociales, mais au contraire à encourager toutes les entreprises – sociales ou non – à mieux prendre en compte leur territoire et les populations qui y vivent.Enfin, les entreprises sociales ont également besoin de plus de capitaux pour la croissance, l'innovation et la consolidation, je n'y reviens pas.J'ajouterai que les récents débats autour de la compétitivité ont montré qu'il fallait accélérer la convergence avec le droit commun des entreprises classiques : les entreprises sociales doivent pouvoir bénéficier des mesures de réduction de cotisations sociales mises en œuvre dans le Pacte de compétitivité (CICE), et notamment les grandes associations actives dans des champs hautement concurrentiels comme la santé, la dépendance, ou encore l'aide à domicile. Pour ces associations non soumises à l'impôt sur les sociétés et qui de fait ne peuvent bénéficier de crédit d'impôt, une baisse des taxes sur les salaires serait plus que bienvenue si l'on ne veut pas fausser la concurrence !
Propos recueillis en mai 2013 par Catherine Sid