Vous avez créé Safety Line en novembre 2010, pouvez-vous présenter l'activité de votre entreprise ?
Safety Line développe deux types de solutions pour la gestion des risques dans le domaine du transport aérien, un système expert basé sur un logiciel, d'une part, et, d'autre part, une analyse fondée sur la recherche statistique.
Comment est né votre projet d'entreprise ?
J'ai rencontré mes futurs associés au sein du BEA (Bureau d'enquêtes et d'analyses) où nous exercions tous les trois une activité d'expertise dans le domaine de la sécurité aérienne et de la gestion des risques. En 2009, nous avons pris conscience qu'il était nécessaire de faire évoluer l'approche de la gestion des risques et de la sécurité dans le transport aérien. Nous souhaitions développer des solutions innovantes dans ce domaine. Nous avons alors décidé de créer notre entreprise, Safety Line.
En quoi réside l'innovation que vous proposez ?
Notre offre est basée sur une démarche statistique novatrice qui permet de révéler les risques opérationnels liés à l'exploitation d'un avion.
Pouvez-vous décrire cette démarche ?
Safety Line s'est lancée dans un programme de recherche visant à modéliser les risques à partir des données de vol issues des boites noires, pour fournir aux compagnies aériennes des indicateurs de sécurité quantitatifs et objectifs. Les données enregistrées par les "boites noires" sont systématiquement recueillies au sol et font l'objet d'une analyse vol par vol par les compagnies aériennes. Jusqu'à présent, ces données n'ont jamais été traitées de manière statistique en vue d'une modélisation des risques. Après deux ans de recherche, les algorithmes de traitement de données massives que nous avons développés permettent pour la première fois de tirer parti de ces données.
Comment avez-vous financé les deux années de recherches nécessaires au lancement de votre entreprise ?
Nous avons eu la chance d'être soutenus dans notre démarche à plusieurs niveaux. Des investisseurs privés qui ont cru en notre projet, mais aussi des organismes, comme OSEO ou Scientipôle, qui ont permis de financer la recherche et nos preuves de concept. Les besoins de financement ont pu aussi être maîtrisés car nous avons franchi les étapes de manière progressive, en nous assurant de la validité de notre démarche auprès des clients.
Pouvez-vous décrire ces grandes étapes et leur financement ?
Le prototypage de la solution nous a permis de préciser notre recherche, de fonder le modèle utilisé. Le prototype devait nous servir à valider en interne nos hypothèses avant la production. Après cette première étape, nous nous sommes rendu compte que nous ne disposions pas d'un produit en tant que tel, c'est-à-dire qu'il n'était pas vendable ! C'est souvent le cas… Pour franchir cette étape de validation conceptuelle, nous avons fait appel à différents financements de la R&D (recherche et développement), comme ceux proposés par OSEO. Nous avons reçu des subventions qui ont vraiment pu nous faire avancer dans ce travail là ! Pour franchir la seconde étape, c'est-à-dire aboutir à un produit commercialisable, nous avons réalisé une sorte de maquette sur la base du premier prototype. Nous avons pu alors constater que la formule fonctionnait à la fois du point de vue théorique "métier" et du point de vue commercial. Un financement de type love money nous a permis de lancer la commercialisation.
Avez-vous de nouveaux besoins de financement ?
Oui, nous avons toujours besoin de financer la recherche. C'est un peu notre marque de fabrique. Même si nous avons déjà une innovation, il faut toujours anticiper pour avoir une innovation d'avance ! C'est pratiquement une condition de survie de l'entreprise dans ce domaine là. Nous avons voulu continuer à innover en parallèle de la commercialisation. Nous sommes dans cette phase là en ce moment. Nous avons sollicité une nouvelle fois Oseo pour obtenir des avances remboursables. Nous sommes dans une démarche de recherche de fonds, auprès de business angels notamment, pour pouvoir financer une recherche de plus grande envergure et pouvoir aller plus loin.
Avez-vous bénéficié d'un accompagnement durant la phase de montage de votre projet ? Et après le lancement de votre entreprise ?
En fait, nous les avons tous essayés ! Là aussi, nous avons pu bénéficier de l'offre très riche et adaptée que l'on trouve auprès des incubateurs. Nous avons tout d'abord suivi le programme de six mois proposé par Advancia, incluant coaching et formations, qui nous a permis de passer de l'idée au produit. Puis nous avons intégré l'incubateur Telecom ParisTech, où nous avons pu finaliser la conception et passer en phase de commercialisation. Enfin, depuis septembre 2012, nous sommes installés dans un des incubateurs de la ville de Paris, Paris Innovation Masséna dans le XIIIème arrondissement, dédié aux technologies numériques et qui accompagne les entreprises dans une phase plus mature. Dans cet écosystème, nous avons ainsi noué des partenariats très privilégiés avec des laboratoires de recherche qui sont associés à nos travaux (Laboratoire de statistiques théoriques et appliquées de Paris VI, Laboratoire de machine learning de Telecom ParisTech, Inria).
Avez-vous rencontré des difficultés dans le développement de votre projet, de votre entreprise ?
Je ne serai sans doute pas très original, car c'est quelque chose que j'ai pu confirmer avec la plupart des start-up que j'ai rencontrées. Aujourd'hui ce qui pose une vraie difficulté aux entrepreneurs, c'est le financement. Certes, il existe des dispositifs d'aide qui sont très utiles, mais ils sont systématiquement liés aux fonds propres. Ce qui veut dire qu'il sera très difficile de financer un projet ambitieux. Une autre difficulté est la méconnaissance du modèle des start-up par les banques. Là aussi, pas de prêt ni de garantie sans chiffre d'affaires. Nous avons même eu beaucoup de difficultés pour obtenir l'attestation d'une banque, indispensable pour remporter un appel d'offre, indiquant que nous pouvions assurer le travail présenté. Ce travail était pourtant quasiment achevé et nous n'avions pas besoin de financement. Ce contrat était quand même de 600 000 euros et le remporter nous permettait d'obtenir une avance. Donc, non, il n'y a pas de soutien des banques. Tout cela prend beaucoup de temps aux entrepreneurs, au détriment du projet lui-même. C'est vraiment un frein !
Et aujourd'hui, où en est le développement de votre entreprise ?
Aujourd'hui, nous sommes 12 dont 3 associés. Nous avons des clients depuis 8 mois environ. Nous avons eu nos premiers clients, lorsque nous étions chez Telecom Paristech, après la preuve de concept issue du prototype.
Dans le domaine de la sécurité du transport aérien, votre entreprise est donc une pionnière du big data ?
Oui, en effet.
Existe-t-il une définition du big data ?
Oui, la définition admise du big data est celle des 3 V : volume, vitesse et variabilité (un volume gigantesque de données, une vitesse de plus en plus rapide de création des données et une variabilité des types et des formats). Nous sommes dans le big data car nous utilisons de gros volumes de données, nécessaires à l'apprentissage de notre système expert.
Quel regard portez-vous sur le monde du big data ?
Des masses considérables d'informations sont enregistrées chaque jour, et seule une quantité infime est actuellement exploitée. Dans le monde du big data, il est coutume de trouver des applications pour la finance, le marketing, le profilage et le suivi client, ou bien encore les études sociologiques. Actuellement, très peu d'entre elles se sont intéressées aux masses considérables de données dont dispose l'industrie. En effet, de très nombreux capteurs, enregistreurs, et instruments de mesure collectent des informations sur le fonctionnement normal, et parfois anormal, des équipements et installations. Ces données peuvent être une véritable mine d'or pour éviter des incidents, l'usure ou encore la mauvaise utilisation des équipements. La science, notamment statistique, permet désormais de sonder l'ensemble des données disponibles. Détecter des dangers encore non identifiés, rendre objectives les décisions opérationnelles constituent la principale raison d'être des systèmes de gestion de la sécurité.
Vous avez participé au dernier congrès sur le big data, quelle est votre impression ?
J'ai constaté plusieurs choses. Tout d'abord, quand on parle de Big data cela ne veut pas toujours dire grand-chose… A partir du moment où une entreprise utilise des données avec un traitement un peu statistique, on va parler de "big data". Or ce n'est pas toujours le cas !Ensuite, s'il y a beaucoup d'opportunités, leur succès dépendra de la qualité de la réponse apportée, de l'analyse qui est donnée. Brasser d'énormes quantités de données et fournir des résultats n'est pas tout. Il faut que les résultats soient valides. Surtout pour nous. Nous n'avons pas le droit de donner un résultat approximatif. Nous engageons des questions de sécurité. Cela nous oblige à offrir un très haut niveau d'expertise. Nous mettons l'accent sur le recrutement de collaborateurs expérimentés et très qualifiés, des scientifiques, des docteurs en mathématiques. C'est une des garantie sans cela on ne pourrait pas aller loin.
Pensez-vous que certaines entreprises vont disparaître ?
Oui, je pense qu'une sélection va se faire. Il y a des entreprises qui vendent des produits en présentant le traitement statistique de données comme quelque chose de très accessible mais il y a des freins à l'entrée.
Souhaitez-vous continuer à centrer les activités de votre entreprise sur le secteur aéronautique ?
Si notre activité était initialement centrée sur l'aérien, nous nous intéressons désormais aux différents types de risques industriels. Dans la mesure où il existe des données exploitables, nous pouvons en effet appliquer les mêmes modèles afin de maitriser les risques. C'est le cas par exemple dans l'énergie éolienne, mais aussi les transports ferroviaires ou maritimes. Nous sommes en relation avec certains de ces industriels et commençons à étudier des solutions appropriées.
Envisagez-vous des applications dans des domaines autres que celui de la gestion du risque ?
Dans l'absolu, je pense que ce serait possible. Les mêmes techniques peuvent s'appliquer à d'autres domaines, être utilisées dans d'autres buts. Mais pour le moment, notre priorité est plutôt de renforcer notre positionnement et gagner une vraie notoriété !
Propos recueillis par Catherine Sid en avril 2013
Avril 2013