Vous nous aviez alertés en 2006 sur le fait que le "risque client" était la première cause de défaillance des entreprises. 8 ans après, avez-vous observé une amélioration de la situation ?
Malheureusement non. Sur les 63 189 entreprises qui ont déposé le bilan en 2013, un quart l'ont fait en raison de retards de règlement ou d'impayés. De manière constante, le risque d'impayé, ou "risque client", reste donc la première cause de défaillance des entreprises. En fait, ce que l'on observe, c'est plutôt une aggravation de la situation et cela pour plusieurs raisons. Tout d'abord un nombre croissant d'entreprises se créent avec un capital très faible, ne disposant ainsi d'aucune assise financière permettant de faire face aux premières difficultés. De leur côté, les banquiers se trouvent, du fait de la réforme de Bâle III, de plus en plus contraints dans leur liberté de suivre les entreprises. Soumis à des obligations de scoring sévères, ils ne peuvent plus prendre le moindre risque. De nombreuses PME se retrouvent ainsi dans une situation de découvert non autorisé, qui leur coûte de conséquents frais financiers et crée une situation qui peut être remise en cause à tout moment. Tout ceci dans un contexte macro-économique difficile. On sait que dans les pays ayant une croissance de leur BPI proche de 0, il n'y a plus d'extension de marché, sauf à exporter ses produits et services, ce qui ne concerne pas toutes les activités et tailles d'entreprises. Sur le marché national - qui intéresse surtout les créateurs - les entreprises sont obligées d'accepter des marchés avec des marges de plus en plus faibles et un risque client de plus en plus fort.Enfin, toutes les réformes récentes - la déclaration d'insaisissabilité, l'EIRL et tout récemment la nouvelle procédure de rétablissement professionnel - visent à limiter la responsabilité de l'entrepreneur. Cela est naturellement, d'un point de vue social, une bonne chose, mais si l'on regarde froidement la problématique d'un fournisseur, qui est en train de devenir un créancier impayé, c'est autant de surfaces de garanties, d'actifs qui disparaissent et qui peuvent le conduire à son propre dépôt de bilan.
Il faut donc être encore plus vigilant aujourd'hui qu'en 2006 ? C'est votre message ?
Tout à fait ! Il faut renforcer les actions de sensibilisation des chefs d'entreprise sur ce problème. Lorsqu'une entreprise subit un impayé, la marge perdue est très difficile à reconstituer, voire impossible s'il s'agit d'un client conséquent et permanent. Cela est d'autant plus vrai pour une jeune entreprise. A titre d'exemple, si j'ai un impayé de 10 000 euros et une marge de 1 000 euros, je dois réaliser, simplement pour combler ma marge perdue, 10 nouveaux marchés de 10 000 euros et non pas un seul nouveau marché de 1 000 euros... et sans avoir d'autres incidents de paiement sur ces 10 nouveaux marchés ! Beaucoup de chefs d'entreprises n'ont malheureusement pas cela en tête !
Or, pour vous, "l'impayé n'est pas une fatalité !"
Effectivement, si l'entreprise a pris un certain nombre de précautions de bases avant de s'engager, si elle gère ses encours clients de façon préventive, et si elle réagit rapidement en cas de problème, elle est en mesure de réduire ce risque de manière significative.Les créateurs d'entreprises, en particulier, négligent le problème et cela est compréhensible. Au début, ils se focalisent sur le projet industriel, sur les perspectives de développement de l'activité, sur le bouclage financier de l'opération. Ils manquent souvent de recul sur des éléments fondamentaux que sont la bonne connaissance des entreprises avec lesquelles ils vont traiter et les éléments contractuels. Ce manque de recul est bien compréhensible tant l'urgence de développer la jeune structure par tout nouveau chiffre d'affaires est importante ; mais l'insuffisance de facturations pérennes et récurrentes au début d'activité ne doit pas cautionner pour autant la prise de risques clients inconsidérés. En effet la conséquence de difficultés financières dues à des impayés sera plus violente et plus radicale que celle d'un début d'activité jugé trop "mou" par rapport au business plan initial.
Quelles sont les actions préventives de base à mettre en place pour diminuer ce risque d'impayé ?
Il est tout d'abord indispensable, à partir d'un certain niveau d'engagement avec une société, de vérifier l'existence juridique de cette dernière, sa dimension et sa solvabilité.
Vérifier son existence juridique ?
Oui, cela peut surprendre, mais il n'est malheureusement pas rare de voir des entreprises en litige avec une société qui n'a jamais été inscrite au RCS !Il est également important de vérifier que la dimension de la société est en adéquation avec le montant de l'engagement. Par exemple si un entrepreneur livre 3 000 euros de marchandises à une petite société ayant un capital social de 200 euros, il prend un risque car il y a une disproportion entre le montant de la livraison et la structure du client. Il devra donc impérativement prendre des précautions complémentaires comme demander un acompte de 30 % à la commande ou exiger le paiement par facture pro-forma (1) par exemple.Demander un acompte présente par ailleurs un autre avantage : identifier très tôt la banque de son client, une information très utile pour un huissier en cas d'impayé !
Comment s'assurer qu'une entreprise est solvable ?
En consultant les bases de données mises à la disposition des entreprises par des acteurs publics (Insee, Inpi) ou privés (societe.com, Altares, Infogreffe, entre autres). Elles sont de qualité, assez exhaustives, correctement mises à jour et permettent d'obtenir des informations :- sur le profil juridique d'un prospect ou client : une création récente conjuguée à une sous-capitalisation peuvent en faire un partenaire trop risqué (absences de trésorerie nette, insuffisances flagrantes de capitaux propres ),- sur ses comptes financiers, sa bonne régularité des paiements au Trésor Public et à la Sécurité Sociale, etc.
Mais si le client n'a pas déposé ses comptes au greffe du tribunal de commerce ?
C'est une information très intéressante pour une entreprise qui s'apprête à s'engager pour un montant important avec un prospect ! Une société commerciale soumise à l'obligation de dépôt de ses comptes annuels au greffe et ne respectant pas ses obligations, a une probabilité de défaillance 4 fois plus forte qu'une autre entreprise. Il faudra donc s'en méfier mais plus encore essayer de distinguer le non dépôt de documents comptables "stratégique" des grandes entreprises de la situation de non-dépôts de PME qui cachent simplement leurs difficultés...Naturellement, ces précautions visent surtout les gros clients permanents ou appelés à l'être. Il ne saurait être question d'agir ainsi systématiquement !
Quelle autre recommandation donneriez-vous aux entrepreneurs pour réduire le risque client ?
Ils doivent accorder une grande importance à la rédaction de leurs documents contractuels ! Nous avons en France la chance d'avoir un droit commercial très souple qui accorde beaucoup de libertés aux entrepreneurs. Il existe naturellement quelques règles d'ordre public à observer, mais elles sont en nombre limité et laissent une grande marge de manœuvre dans la rédaction des conditions générales de vente.
Qu'entendez-vous par "documents contractuels" ?
Un devis, un bon de commande, un contrat-cadre, un bon de livraison... Tous ces documents sont très efficaces dès l'instant où y figurent le cachet et la signature du client et s'ils sont accompagnés des conditions générales de vente.L'idéal est de faire signer à son client un devis détaillé mentionnant bien le coût unitaire de chaque produit ou chaque prestation et comprenant au dos les conditions générales de vente de l'entreprise. On affiche ses règles et on les fait accepter par le client. C'est un engagement juridique qui facilite grandement les discussions avec le client et qui pourra être produit en justice en cas d'impayé.
N'est-ce pas "anti-commercial" d'exiger cela de ses clients ?
Bien au contraire ! Cela montre la structuration, l'organisation de l'entreprise. Le client pourra penser que l'entrepreneur mettra la même rigueur dans l'exécution de ses engagements, dans le choix de ses sous-traitants, de ses fournisseurs, etc.Dans la forte crise d'aujourd'hui, rigueur et organisation de ses rapports clients-fournisseur sont des gages de confiance à valoriser auprès de son client, et non des gênes ou obstacles à surmonter.
Avez-vous des conseils à nous donner pour la rédaction de ces conditions générales de vente (CGV) ?
Leur qualité première, c'est leur clarté. Elles doivent être rédigées de manière concise et classées par thèmes. Cela élimine les risque de contresens, d'incompréhension et donc de litiges. Il est préférable qu'elles ne dépassent pas une page ou une page et demie, et qu'elles soient lisibles. Les caractères doivent être suffisamment gros et leur couleur doit contraster avec celle du papier. J'ai par exemple vu des décisions rejetant l'application de CGV imprimées en gris clair sur un fonds blanc.De même, les clauses essentielles, comme la clause de réserve de propriété (2), doivent ressortir en caractères gras.Enfin - et j'insiste beaucoup sur ce point - il ne faut pas oublier de les faire signer au client qui doit aussi apposer son Cachet ! Pour qu'elles lui soient opposables, elles doivent être connues de lui et acceptées au plus tard au jour de la livraison. Attention, comme je l'entends trop souvent dire, le cachet a une force juridique et n'est pas un simple tampon de même ordre que "urgent" , "comptabilisé", etc.
Peuvent-elles prévoir des pénalités de retard de paiement ?
Oui en ce qui concerne les créances commerciales, c'est-à-dire lorsque le client débiteur est un commerçant ou une société commerciale. Les pénalités sont actuellement au taux annuel de 10,05 % et peuvent s'appliquer dès le lendemain de l'échéance, sans mise en demeure préalable. Mais il faut naturellement les prévoir dans les CGV et les rappeler dans les facturations. D'où l'intérêt de se faire assister par un professionnel (conseil, avocat ou huissier) lors de leur rédaction... Il n'est en effet pas rare de voir des conditions générales de vente prévoir l'application du taux de "trois fois l'intérêt légal" en cas de retard de paiement (taux annuel fixé aujourd'hui à 0,04 % !), alors que la loi autorise les pénalités précitées au taux annuel de 10,05%, soit un taux près de 84 fois moins indemnisateur pour l'intérêt légal par rapport aux pénalités de retard !
Vous venez d'évoquer les mesures préventives à mettre en uvre. Qu'en est-il des mesures curatives, en cas d'impayé ?
La gestion curative du retard de paiement ou de l'impayé est étroitement liée aux actions préventives que l'on vient de voir. C'est effectivement en amont que l'on construit l'efficacité des actions à mettre en œuvre en cas d'impayé, par une bonne connaissance de ses partenaires et par l'établissement de documents contractuels rigoureux signés par les intéressés.C'est pour ces raisons qu'une entreprise qui ne fait rien pour la bonne gestion de son risque-clients a, d'une certaine manière "le recouvrement qu'elle mérite", c'est-à-dire surtout le non recouvrement !
Comment réagir en cas de retard de paiement ou d'impayé ?
Une relance, de préférence téléphonique, peut tout d'abord être effectuée, sans attendre, sur un ton très cordial, sans arrière-pensée : "Je me permets de vous appeler, car il semblerait que vous ayez oublié..."L'objectif est de sérier le problème et de vérifier que le client est de bonne foi. S'agit-il d'un simple oubli, d'une négligence ? Le non-paiement est-il dû à un litige ? Dans l'affirmative, il est très important de discerner la partie litigieuse et la "non-litigieuse". Cette relance téléphonique permet également de vérifier "à qui l'on a affaire" : à des gens honnêtes confrontés à des difficultés passagères ? A des gens négligents ? A des personnes de mauvaise foi ? Ce discernement jouera sur la rapidité des actions à mener et la gradation des relances.En cas de mauvaise volonté ou de mauvaise foi manifeste, l'envoi d'une mise en demeure de payer sous quinzaine sera recommandé. Et il sera parfois plus efficace de la confier à un tiers (société de recouvrement, avocat, voire sommation de payer signifiée par huissier de justice) : le changement d'identité est un électrochoc qui suffit souvent à débloquer une situation.Un point intéressant à connaître : les CGV peuvent prévoir le versement d'un forfait de recouvrement de 40 euros par facture, en cas d'impayé et de relance, et cela dès l'instant où le client est une entreprise et non un particulier et que la facture à recouvrer est postérieure au 1er janvier 2013.
Et si le client a des problèmes financiers importants ?
Pour un client dont la solvabilité est en train de fortement se détériorer, il est important d'agir très rapidement. L'expérience montre que lorsqu'une entreprise n'est plus en mesure de payer tous ses fournisseurs, elle a tendance à privilégier ceux qui lui font le plus de pression, ceux qui lui semblent les plus menaçants.
Est-ce facile d'aller en justice en cas d'impayé ?
Oui, il existe une procédure judiciaire de recouvrement extrêmement efficace, peu onéreuse et très rapide à mettre en œuvre : l'injonction de payer. Dès l'instant où l'entrepreneur a vérifié qu'il n'y a pas de litige légitimant le non-paiement du débiteur, il ne doit pas hésiter à déposer une requête en injonction de payer auprès du tribunal de commerce ou du tribunal de grande instance du siège du débiteur.Un simple formulaire suffit, accompagné des documents justificatifs de la commande et de la livraison, de la facture et de la preuve d'une relance par mise en demeure. La décision est rendue très rapidement par le président du tribunal de commerce au vu des pièces fournies par le créancier. Le débiteur dispose, quant à lui, d'un délai d'un mois pour contester la décision. En cas de contestation, la procédure se convertit en procédure classique, c'est-à-dire contradictoire.
Y-a-t-il beaucoup d'oppositions ?
Non, en moyenne, 90 % des procédures en injonction de payer ne font pas l'objet d'une opposition (source Infogreffe). Elles donnent donc lieu à la délivrance d'un titre exécutoire permettant de faire appel à un huissier pour obtenir une exécution forcée, c'est-à-dire une saisie.En tout état de cause, le risque d'opposition reste faible si le demandeur est sûr qu'il n'y a pas de sérieux risques de litiges (technique sur le produit ou la prestation, financier sur la tarification) et que la requête en injonction de payer est bien documentée (devis, bon de commande et/ou de livraison signés, mise en demeure, etc.).
Quel est le coût de cette procédure ?
Si l'entrepreneur effectue lui-même cette procédure, l'obtention d'une décision de justice en sa faveur ne sera que de quelques centaines d'euros (en fonction du montant de la créance, et bien sûr à condition que le dossier ait été probant et permette une décision favorable). Cette somme qu'il devra avancer, mais qui sera prise en charge ultérieurement par le débiteur, si celui ci est condamné et toujours suffisamment solvable, correspond aux frais de dépôt de la requête et au coût d'actes d'huissier de justice tels que significations de la décision puis de l'ordonnance exécutoire.Le coût dépendra également des tentatives d'exécution forcée de l'Huissier de Justice, à savoir notamment quel type de saisie sera tenté. Bien sûr, plus que jamais, les Huissiers de Justice sont vigilants sur les frais à engager au vu de la probabilité de recouvrement et un dialogue fréquent et ouvert est toujours utile entre le mandant (vous en tant que créancier) et le mandataire (l'Huissier de Justice) afin de ne pas faire face à des frais conséquents que votre débiteur, de plus en plus insolvable, ne pourrait pas payer, frais dont il vous reviendrait alors de supporter le paiement.
Peut-on s'assurer pour couvrir le risque client ?
Oui, il existe deux formules qui permettent de se couvrir : l'affacturage (3), et l'assurance-crédit (4). Mais elles ne sont que peu accessibles à des entreprises démarrant leur activité, du fait de leur coût élevé.Je pense qu'en se structurant bien et en prenant les précautions que nous venons d'évoquer, l'entreprise peut et doit d'abord être son propre assureur !
Propos recueillis en juillet 2014 par Laurence Piganeau
(1) La facture pro forma est une facture qui est déjà en tout point semblable à la facture définitive et qui permet les règlements d'acomptes.(2) La clause de réserve de propriété permet de récupérer les biens en cas de dépôt de bilan du client.(3) L'affacturage est une opération de crédit qui consiste à transférer certaines créances commerciales à un établissement financier ("affactureur" ou "factor" en anglais), qui, subrogé dans vos droits après compensation financière, se charge, moyennant rémunération, d'opérer le recouvrement en lieu et place de l'entreprise.(4) L'assurance crédit est une opération d'assurance. En cas de sinistre, si le contrat fait partie des clients couverts en tout ou partie par l'assureur, l'entreprise obtiendra le remboursement de l'impayé subi.