La prospective, une démarche pour créer les mondes de demain

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La prospective est une pratique encore trop confidentielle, mais essentielle pour les entreprises, car elle leurs permet de construire le ou les futurs, en dehors du cadre du présent ou d’un futur proche anticipable. Laurence Tassone, responsable des ressources documentaires, de l’observatoire de la création d’entreprise et de la collection dossiers Projecteurs à Bpifrance, nous partage ses réflexions sur cette démarche.

Dans cet article, Laurence Tassone explique comment la veille stratégique et la prospective permettent aux entreprises d’évoluer plus sereinement dans un environnement en constante évolution et en disruption programmée. Découvrez comment anticiper les tendances et vous projeter pour assurer la pérennité et la compétitivité de votre entreprise. 

Interview Question/Réponse

Bpifrance création : Comment définiriez-vous aujourd’hui la prospective et en quoi diffère-t-elle de la simple veille stratégique ?

Laurence Tassone : La prospective est une démarche globale et exploratoire qui englobe toutes les dimensions d’un sujet. Elle s’inscrit dans une temporalité de long terme (10 ans, 15 ans, 20 ans, voire 50 ans). Son objectif est de construire une vision du futur, d’anticiper ce qui pourrait advenir, de penser “hors du cadre”. La difficulté de la prospective réside dans la capacité à imaginer l’inimaginable, à se détacher du présent. Cet exercice est long, complexe et requiert des compétences multiples. Il peut être réalisé lors de la création de l’entreprise, projetant ainsi une vision cible partagée alors par tous, collaborateurs comme acteurs de l’écosystème de l’entreprise ; ou bien il peut intervenir au cours de la vie de l’entreprise, quand l’entrepreneur souhaite donner un nouvel élan à son activité.

En revanche, la veille stratégique consiste en la surveillance continue du quotidien, dans une logique d’intelligence économique. Elle implique la collecte permanente de données pour les analyser et agir en conséquence sur l’environnement. La veille permet à l’entreprise d’être réactive ou proactive grâce aux informations collectés et aux signaux faibles détectés lui permettant d’anticiper des événements susceptibles de perturber son activité. 

Bpifrance création : Quels sont, selon vous, les principaux défis auxquels devront faire face les entreprises en France dans les prochaines décennies ?

Laurence Tassone : Les entreprises devront affronter plusieurs défis majeurs dans les prochaines décennies. Le premier et le plus évident est la transition écologique, notamment la problématique climatique et la préservation de la biodiversité, essentielle pour la survie des espèces. L’administration des ressources naturelles, en lien par exemple avec la qualité de l'air, la gestion de l'eau, l'autonomie alimentaire, l’indépendance sur les actifs sensibles ou la lutte contre la pollution, seront d’autant plus cruciales, que les ressources concernées seront rares et épuisables ou inégalement réparties.

Les entreprises devront aussi s'adapter aux technologies disruptives (le quantique, les jumeaux numériques, la robotisation et l’automatisation, la blockchain, la cybersécurité, etc.) et à leur travers.  Prenons l’exemple des IA agentiques :au recto de la pièce, une nouvelle génération d'intelligence artificielle qui démultiplient la capacité de traitement de l’information en combinant leurs fonctionnalités. Au verso, une tendance croissante à la désinformation et mésinformation, qui va demander beaucoup d’énergie pour détecter les fake news et les manipulations numériques. L’infodémie devient ainsi un enjeu et le risque de repli de la diffusion de l’information, de la science ouverte face à la production de valeur non maîtrisée se pose à date.

Les modes de travail vont continuer à faire évoluer les modèles économiques. Il en est de même des nouvelles attentes des consommateurs, qui privilégient de plus en plus les achats en ligne et les pratiques de consommation partagée comme la location, le prêt, le covoiturage, le co-living et le coworking.  

Enfin, un enjeu RH majeur sera d'adopter des styles de recrutement en adéquation avec les aspirations des nouvelles générations entrant sur le marché du travail afin de les attirer et de les fidéliser. L'employeur devra offrir plus qu’un poste, à savoir des engagements sociétaux de type RSE, mais aussi des conditions de travail attractives incluant divers services sur le lieu de travail comme la conciergerie ou du sport, des services financiers (intéressement, Perco et PEA abondés)... 

Bpifrance création : La transition écologique et la raréfaction des ressources vont-elles transformer durablement nos modèles économiques ? Quelles perspectives pour les entreprises ?

Laurence Tassone :  Face au changement climatique, de nouveaux modèles économiques basés sur les économies d’énergie, les énergies renouvelables, l’énergie recylée, les technologies propres émergent, mais aussi autour des enjeux du stockage de l'énergie, de la résilience à des évènements climatiques extrêmes et des ruptures de chaînes d’approvisionnement.

On observe également une tendance vers une plus grande sobriété au sein de la société. Une partie de la population adopte déjà des comportements plus responsables, comme fermer les robinets d'eau et éteindre les appareils électriques. Si une économie de la sobriété se développe, elle entraînera le développement de l’économie circulaire, où les objets seront réintroduits dans le circuit de production ou de consommation au lieu d'être jetés. Aujourd'hui, de nombreuses entreprises se lancent dans l'économie sociale et solidaire (ESS), en adoptant des schémas de production circulaires.

Les entreprises devront donc s'adapter à ces nouvelles réalités en intégrant la durabilité et la responsabilité sociétale et environnementale dans leurs mind set et leurs modèles économiques pour rester compétitives.  

Bpifrance création : Avez-vous identifié de nouveaux besoins émergents ou des secteurs d’activité en forte croissance à l’horizon 2030-2040 ?

Laurence Tassone : Nous observons actuellement un changement démographique marqué par une population vivant en meilleure santé plus longtemps, ce qui ouvre tout un marché dédié aux seniors. Cela inclut l'accompagnement médical, les services à domicile médicalisés ou non, le tourisme ou le matériel informatique pour seniors, l'alimentation spécifique, les activités socio-culturelles, et la gestion des portefeuilles financiers des seniors.

Par ailleurs, les valeurs sociétales prennent de plus en plus de place. L'inclusion par exemple, qui implique l'intégration des personnes en situation de handicap et celles en difficulté de vie, est un besoin essentiel. Produire de manière éthique, en respectant la nature, les animaux et les êtres humains, devient incontournable. Produire “durable” avec l’essor des solutions bas-carbone, du commerce local, des circuits courts et de l’économie circulaire qui débouche sur “acheter autrement”, la montée du minimalisme, du slow living et des pratiques axées sur le bien-être. Les consommateurs sont de plus en plus sensibles à ces enjeux, ce qui pousse les entreprises à adopter des pratiques responsables et durables.

L’exploration spatiale et les technologies liées aux infrastructures hors Terre prendront de l’ampleur en vue de l’exploitation de ressources ailleurs que sur Terre et de vivre sur des exoplanètes (technologie de colonisation).

Enfin, les modes de gouvernance des entreprises devront s'adapter pour répondre à ces nouvelles attentes. Les entreprises devront mettre en place des structures de gouvernance spécifiques, favorisant la transparence, la participation et l'équité. Cela implique de repenser les modèles de gestion et de leadership pour intégrer des approches plus collaboratives et inclusives, afin de répondre aux exigences de responsabilité sociétale/sociale et environnementale (RSE). 

Bpifrance création : Quel rôle la prospective peut-elle jouer dans la prise de décision des entreprises et des pouvoirs publics face à l’incertitude des évolutions à venir ?

Laurence Tassone : La prospective, c'est avant tout un travail collectif. Il faut réunir des personnes avec des profils variés, des connaissances et des cultures différentes. La vision est ainsi plus large, l’ouverture d’esprit aussi et les scénarii possibles sont alors plus nombreux.

L'un des grands avantages de la prospective, c'est qu'elle aide à réduire les risques. En imaginant plusieurs futurs, on peut mieux se préparer aux changements et ajuster son plan de transformation. Ce n'est pas une question d'imposer de nouvelles pratiques, mais plutôt de guider les équipes vers une solution communément admise comme étant “la meilleure” des possibles ou la préférable. En les impliquant, on obtient leur adhésion plus facilement et l’accompagnement au changement s’en trouve facilité.

La prospective ouvre aussi les esprits. Elle fait réfléchir à ce qui pourrait arriver et aide à accepter les changements. Elle est très liée à l'innovation, car elle encourage à penser différemment et à imaginer des solutions qui n'existent pas encore, que ce soit en termes d’organisation, de méthodes, de produits, de technologies....

Enfin, elle éclaire le chemin vers le futur pour en partager la vision. En anticipant les défis et les opportunités, la prise de décision, surtout quand elle est transformante, est plus éclairée et stratégiquement posée. Cela permet de naviguer dans un contexte d’'incertitude avec plus de confiance et d’avoir la capacité de saisir les opportunités quand elles se présentent, car on s’y est collectivement préparé. 

Bpifrance création : Avec l’explosion des données et de l’intelligence artificielle, comment évoluent les méthodes de veille et de prospective ?

Laurence Tassone : L'évolution des technologies, notamment l'intelligence artificielle, transforme profondément les méthodes de veille et de prospective. Les outils d'IA permettent d'automatiser la collecte d'informations, ce qui est crucial face à l'infobésité, c'est-à-dire la surabondance de données disponibles. Grâce à l'IA, le tri des contenus devient beaucoup plus efficace, facilitant ainsi la sélection humaine des informations pertinentes au regard du périmètre des activités d’une entreprise.

Pour la veille stratégique, l'IA aide à la détection des signaux faibles. Ces signaux sont des indicateurs précoces de potentiels changements qui pourraient avoir un impact significatif sur l'entreprise. Bien qu'ils soient souvent discrets et difficiles à repérer, l'IA peut analyser de vastes volumes de données et les remonter, permettant ainsi aux décideurs de prendre des décisions éclairées, d’être proactifs.

Cependant, l'être humain reste au centre du processus. C'est lui qui, avec ses connaissances et son expertise, sélectionne les contenus pertinents parmi les informations fournies par l'IA. Elle offre un soutien puissant, mais la décision finale repose toujours sur le jugement humain.

Les outils d'IA peuvent également cartographier l'environnement de l'entreprise à partir d’une multitude d’informations ingérables à l’échelle humaine. Par exemple, ils peuvent analyser les concurrents, identifier les relations financières entre différents acteurs du marché, et même visualiser les réseaux de collaboration. Cette capacité à cartographier et à comprendre l'écosystème concurrentiel est un atout majeur pour la prospective.

Mais il est important de noter que les algorithmes de l'IA peuvent parfois présenter des biais cognitifs. Par exemple, si un grand nombre d'articles sur un sujet particulier sont disponibles, l'IA pourrait les privilégier simplement en raison de leur quantité. Cela peut biaiser les résultats de la veille et donner une image déformée de la réalité. Se posent également des sujets de propriété intellectuelle au regard du droit d’auteur si l’IA devait exploiter des contenus protégés sans autorisation, ou de contrefaçon en cas de contenus inspiré d’œuvre protégée et donc de responsabilité juridique. Enfin, le résultat peut aussi manquer de transparence vis-à-vis de l’origine des informations restituées, ce qui rend plus difficile l’appréciation de la validité de l’information restituée. 

Bpifrance création : Quels conseils donneriez-vous aux entrepreneurs et dirigeants d’entreprise pour intégrer une démarche de prospective dans leur stratégie de développement ?

Laurence Tassone : La prospective est une discipline qui nécessite du temps et peut parfois sembler complexe à appréhender. Pour commencer, je recommande une approche progressive et structurée.

Tout d'abord, il est essentiel de sensibiliser les équipes et les dirigeants à l'importance de la prospective. Pour cela, il faut débuter par une démarche de veille de marché et de pratiques professionnelles. Cela peut inclure la participation à des salons, la lecture de documentation spécialisée et des discussions régulières avec des pairs et des experts du secteur. Les créateurs et dirigeants d'entreprise doivent constamment surveiller leur marché, leur métier et leurs pratiques professionnelles pour rester à la pointe des évolutions et anticiper tout évènement perturbateur.

Ensuite, je conseille vivement de s'abonner à des revues et des publications pertinentes pour son écosystème. Bien que cela représente un petit investissement, ces ressources peuvent apporter une richesse d'informations précieuses et une meilleure compréhension des tendances émergentes.

La veille stratégique est également cruciale. Il s'agit de se poser des questions fondamentales telles que : suis-je bien positionné sur mon marché ? Quels sont les signaux faibles qui pourraient indiquer des changements à venir ? Quelles évolutions pourraient bouleverser mon secteur ? Cette réflexion permet de rester vigilant et réactif face aux évolutions du marché.

Une fois ces bases solides établies, l'entrepreneur peut envisager un exercice de prospective.  
 

Propos recueillis en juin 2025

par Romane Laferté

Juillet 2025