
Pour nous éclairer, nous avons sollicité les expertises de l’Avise, qui porte le Centre national de compétences de l’innovation sociale pour la France, à travers les témoignages de sa directrice générale, Cécile Leclair, et d'Alexis Bouges, responsable du pôle innovation sociale et Europe.
Interview Question/Réponse
Bpifrance Création : Comment définissez-vous aujourd’hui l’innovation sociale, et en quoi cette définition a-t-elle évolué ces dernières années ?
Alexis Bouges : L’innovation sociale est définie par le Conseil supérieur de l’Economie Sociale et Solidaire (ESS), comme étant l’élaboration de réponses nouvelles, à des besoins sociaux nouveaux ou mal satisfaits, dans les conditions actuelles du marché et des politiques sociales. Ces réponses impliquent la participation des usagers finaux, des bénéficiaires, ainsi que toutes les parties prenantes publiques et privées concernées par le produit/service en question. Cette définition est présente dans la loi depuis 2014, ce qui est une particularité française. La présence de cette définition permet de renforcer les politiques de soutien et de financement dédiées.
Cécile Leclair : L’innovation sociale est de plus en plus travaillée et débattue notamment par les chercheurs. Ce qui permet de différencier différentes approches. Si je reprends celles proposées par Nadine Richez-Battesti, dans « L’innovation sociale, expérimenter et transformer à partir des territoires » (2024), 3 principaux usages sont distingués : un outil de modernisation des politiques publiques, la caractérisation d’un nouveau type d’entreprises et d’entrepreneurs dits sociaux, et enfin un processus contribuant à une transformation sociale et à une transition juste. Mais ces usages ne s’opposent bien entendu pas forcément : un entrepreneur social peut porter une innovation qui in fine influencera fortement une politique publique.
Bpifrance Création : Quelles sont les principales caractéristiques qui distinguent l’innovation sociale de l’innovation technologique ?
Alexis Bouges : L’innovation sociale se caractérise par sa complexité et son ancrage dans les besoins sociaux non satisfaits ou mal satisfaits. Elle émerge lorsque des acteurs se mobilisent pour répondre à ces besoins. Ce processus collectif et participatif est au cœur de l’innovation sociale. En revanche, l’innovation technologique se concentre principalement sur le développement de nouvelles technologies sans nécessairement répondre à un besoin social spécifique ou identifié dans un territoire particulier. Elle s’inscrit dans le cadre de l’innovation technique et scientifique.
Bpifrance Création : Quels sont les outils et critères actuels pour identifier et évaluer une démarche d’innovation sociale ?
Alexis Bouges : Pour identifier et évaluer une démarche d’innovation sociale, l’un des principaux outils est la grille de caractérisation du Conseil supérieur de l’ESS. Elle se compose d'un ensemble d'indicateurs et d'indices sur lesquels l’ensemble des acteurs de l’écosystème (porteurs de projet, accompagnateurs, financeurs, décideurs, …) peuvent s’appuyer pour définir précisément ce qu’est une innovation sociale.
Cécile Leclair : Grâce à cette grille, il est possible de comparer différents projets afin d’identifier leurs aspects socialement innovants. Elle propose notamment six niveaux d’indices pour évaluer la partie expérimentation et prise de risques, incluant des critères tels que le recours à des chercheurs et des experts de terrain ou l’originalité des solutions sur le territoire concerné, entre autres critères permettant de caractériser le besoin, l’implication des parties prenantes, et la génération d'impact social. Elle a été écrite à destination de l’Economie sociale et solidaire ; elle mériterait certainement d’avoir un périmètre élargi pour bien montrer que l’innovation sociale peut émaner de tout type d’acteurs (public, privé, citoyen, …).
Bpifrance Création : Quels acteurs jouent un rôle clé dans le développement et la promotion de l’innovation sociale en France aujourd’hui ?
Alexis Bouges : L’écosystème français de l’innovation sociale est composé d’une multitude d’acteurs. Le Centre national de compétences de l’innovation sociale informe et oriente vers certains d’entre eux. Pour n’en citer que quelques-uns, du côté de l’accompagnement, la communauté Emergence & Accélération rassemble 130 incubateurs de l’ESS et de l’innovation sociale et regroupe près de 200 programmes d’accompagnement à travers toute la France. Par ailleurs, il existe des programmes nationaux dédiés à l’accompagnement du changement d’échelle des innovations sociales en France.
Cécile Leclair : Les générateurs d’innovation sociale jouent également un rôle important. Ils identifient des besoins spécifiques sur un territoire donné et mettent en place des démarches de co-construction pour y répondre, intégrant l’ensemble des parties prenantes concernées. Ces générateurs sont également appelés "incubateurs inversés" et la communauté des "fabriques à initiatives" regroupe une trentaine d’entre eux. Du côté des financeurs, nous pourrions citer les acteurs publics (de l’échelle territoriale à nationale mais aussi européenne), les acteurs de la finance solidaire tels que France Active, un certain nombre de fondations, ou encore des plateformes de financement participatif, sociétés d’investissement solidaire et certaines banques. Mais je ne peux pas citer ici tous les acteurs qui participent activement à la promotion et au développement de l’innovation sociale, la France ayant la chance d’avoir un écosystème relativement riche.
Bpifrance Création : L’innovation sociale concerne-t-elle uniquement les produits et services, ou englobe-t-elle également les processus organisationnels ?
Alexis Bouges : L'innovation sociale vise à apporter des réponses à des besoins sociaux souvent mal ou non satisfaits en associant diverses parties prenantes et en introduisant de nouveaux types de coopération. Par exemple, la Scic (Société coopérative d’intérêt collectif) Envie Autonomie, emploie des personnes en réinsertion pour récupérer et reconditionner du matériel médical (lits médicalisés, fauteuils roulants, …) provenant d'hôpitaux et de particuliers. Ces équipements sont ensuite vendus ou loués à des prix solidaires. Il s’agit là d’une innovation ayant expérimenté un modèle d’économie circulaire dans le secteur du médico-social, et à travers l’insertion par l’activité économique.
Cécile Leclair : L'innovation sociale concerne non seulement les produits et services, mais bien sûr aussi les processus organisationnels. Plus largement, il faut retenir la capacité de l’innovation sociale à avoir des conséquences sur l’action publique elle-même à un niveau national Dans l’exemple d’Envie Autonomie, l’innovation a également contribué à faire évoluer les politiques publiques, en incitant la Sécurité sociale à rembourser le matériel remis en bon état d’usage, alors que seul le neuf pouvait auparavant en bénéficier.
Bpifrance Création : Comment les entreprises traditionnelles peuvent-elles intégrer l’innovation sociale dans leurs modèles économiques ?
Alexis Bouges : Aujourd’hui, l’innovation sociale peut permettre aux entreprises conventionnelles de toucher de nouveaux marchés. Par exemple, l’Action Tank Entreprise et Pauvreté est une association créée pour rassembler entreprises, acteurs publics, associations et acteurs académiques dans le but de répondre aux besoins sociaux des publics plus précaires. Son premier projet, le Programme Malin, rassemble acteurs de la santé, associations caritatives et entreprises afin d’accompagner des familles en difficulté sur les problématiques d’alimentation infantile.
Cécile Leclair : Une autre initiative d’opticiens, pour rendre le prix des lunettes accessible, a contribué à l’émergence de la réforme « 100% santé optique » pour que le reste à charge soit nul pour le bénéficiaire. Dans le cadre de ces initiatives, les grands groupes industriels ont travaillé en collaboration avec les associations et des experts tels que des médecins, des pédiatres, des PMI (Protection Maternelle et Infantile), des travailleurs sociaux et des pouvoirs publics pour s'assurer de la mise en œuvre d’un programme global. Les entreprises conventionnelles travaillent généralement en partenariat avec des associations ou des collectivités territoriales pour s’assurer de l’ancrage et de la pérennisation de leur projet.
Bpifrance Création : Quels sont les besoins sociaux émergents auxquels l’innovation sociale cherche actuellement à répondre ?
Alexis Bouges : Aujourd’hui, les besoins sociaux sont vastes et concernent des publics très variés, sur des enjeux de santé, d’éducation, d’emploi, de logement, d’inclusion sociale ou d’égalité femme-homme, parmi tant d’autres. . Quant aux enjeux liés à la transition écologique, ils figurent parmi les besoins clés de l’innovation sociale car ils touchent l’ensemble de la population. L’objectif fondamental de l’innovation sociale est de transformer la société pour la rendre plus équitable.
Cécile Leclair : Si les besoins sociaux et sociétaux sont malheureusement souvent plus prégnants et durables qu’émergents, on peut constater que certaines périodes voient émerger davantage d’appels à projets sur des thèmes spécifiques directement liés à l’actualité : par exemple, les vagues migratoires conduisent à la création d’organisations visant à mieux répondre aux besoins des migrants ; le mouvement des gilets jaunes a mis en lumière les problématiques des territoires ruraux fragiles, incitant les innovateurs sociaux à s’y intéresser et à développer des solutions pour ces régions.
Bpifrance création : Quelles méthodes sont utilisées pour mesurer l’impact social des initiatives d’innovation sociale, et quels défis subsistent dans cette évaluation ?
Alexis Bouges : Il existe un guide méthodologique permettant d’évaluer l’impact social d’un projet, quel que soit son état d’avancement. L’important dans l’évaluation est de choisir les indicateurs d’impact pertinents et partagés avec toutes les parties prenantes du projet dont ses financeurs. Le dialogue entre le porteur de projet et son financeur est clé, afin de déterminer ce qui compte vraiment.
Cécile Leclair : Les défis consistent à être en capacité d’évaluer correctement les impacts, qu’ils soient quantitatifs ou qualitatifs et à pouvoir les comparer à ceux d’autres solutions. Par exemple, si l’on travaille sur l’insertion d’une personne dans un emploi après une longue période de chômage, au-delà de son insertion, comment évaluer les impacts sur sa famille, sa santé, l’éducation de ses enfants, etc. Un autre défi, corrélé, est de réussir à faire financer l’évaluation de ces impacts. Aujourd’hui, les financeurs publics et privés exigent souvent que les porteurs de projets évaluent leurs impacts sans pour autant prendre en charge le coût de ces évaluations.
Bpifrance Création : Quel est le principal frein au développement de l’innovation sociale ?
Alexis Bouges : Je dirais l’accès au financement. Les initiatives s’adressent souvent à des publics en difficulté, ce qui nécessite la création de modèles de financement intelligents, d’autant plus dans un contexte de baisse des financements publics, et de non-éligibilité de projets d’innovation sociale à certains dispositifs pourtant accessibles à l’innovation technologique. De nombreuses associations porteuses d’innovation sociale ne sont pas fiscalisées. Elles ne peuvent donc pas bénéficier de certains avantages fiscaux, comme le crédit d’impôt recherche par exemple.
Cécile Leclair : En termes d’innovation sociale, nous avons un tissu très dynamique avec des porteurs de projets désireux de concrétiser leurs idées. Cependant, même lorsque leurs projets sont évalués positivement, les solutions ne sont pas toujours reprises ou portées politiquement, et accompagnées pour être diffusées à grande échelle. Un défi pour le développement de l’innovation sociale est donc les conditions du passage du niveau micro au niveau macro quand cela semble être la bonne solution pour le besoin social concerné.
Bpifrance Création : Comment les politiques publiques soutiennent-elles l’innovation sociale au niveau européen ?
Alexis Bouges : Sur la période 2021-2027, la Commission européenne a lancé l’initiative Social Innovation +, afin de coordonner et mutualiser les efforts à l’échelle européenne en créant et en animant 27 centres nationaux de compétences, chaque Etat membre de l’Union européenne disposant de son propre centre. En France, c’est l’Avise qui porte ce centre national de compétences.
Cécile Leclair : Dans le cadre de cette initiative de la Commission, au niveau européen, plusieurs appels à projets sont lancés, avec plusieurs dizaines de millions d’euros en jeu, pour financer des innovations sociales à grande échelle. Et au niveau national et régional, dans le cadre du Fonds Social Européen (FSE+), la Commission européenne a demandé à tous les États membres de mieux soutenir financièrement l’innovation sociale, notamment en lui dédiant une enveloppe budgétaire spécifique.